Lorsqu’un artiste peintre accomplit une œuvre — que ce soit un portrait, un paysage, une scène de la vie —, il faut attendre la dernière touche apportée au tableau pour en saisir l’ensemble dans son harmonie, sa beauté, dans la plénitude de ce que l’auteur a voulu exprimer. C’est au dernier coup de pinceau que l’œuvre apparaît dans ce qu’elle est et veut signifier.
Aujourd’hui, nous célébrons comme cette touche finale de l’œuvre de Dieu dans le portrait spirituel de Marie, et le « tableau » nous apparaît dans toute sa splendeur, dans toute la réussite de l’artiste divin.
Pour en arriver là, reprenons le cheminement à la fois de l’artiste divin et de son œuvre qui est une personne et non un tableau ; ce moment que nous célébrons est la récapitulation de tout un processus d’interaction entre l’artiste et son œuvre.
Au commencement, il y a dans l’esprit de l’artiste l’idée, le projet, de l’œuvre à accomplir. Il s’agit ici de rien moins que l’accomplissement de toutes les annonces, promesses et prophéties du salut du genre humain. Ce dessein rédempteur commence son exécution par le don de l’existence à une fille d’Israël, d’une existence toute pure. Par une prévision anticipatrice du mystère pascal, Marie naît préservée de la tâche originelle. Elle est ainsi, de façon totalement gratuite, choisie et préparée pour être associée à ce qui va être l’entrée du Sauveur dans ce monde à sauver : l’incarnation se fera par elle, en elle. Premières touches sur la toile déjà fort bien ajustées.
Cette pureté va apparaître au jour de l’Annonciation dans le « fiat », à la fois simple et profond, de la Vierge appelée à être Mère. L’œuvre commence à avoir ses contours, et le motif final qui est visé laisse transparaître quelque chose : l’exceptionnelle harmonie entre Dieu et Marie. Mais tout n’est pas encore fait. On notera qu’à l’Annonciation rien n’est dit de la façon dont le fils de Marie qui est le Fils de Dieu va sauver le monde. Le mystère pascal n’est pas encore dévoilé. Marie devra le déchiffrer progressivement. La prophétie de Siméon (« un glaive te transpercera le cœur » Lc 2, 35) a dû être bien obscure. Lors de la scène du recouvrement au Temple, après avoir cherché pendant trois jours Jésus à Jérusalem, « Ils [Marie et Joseph] ne comprirent pas… (Lc 2, 50), mais, gardant toutes ces choses en son cœur (Lc 2, 51), Marie se laisse façonner par la grâce. Elle entreverra mieux à Cana de Galilée quand elle sera à l’origine du premier signe donné par Jésus, changeant l’eau des ablutions en vin nouveau des noces. Elle devra aussi joindre à sa maternité unique de Jésus, la Tête, la maternité multiple des membres de son Corps que nous sommes, et cela se fera dans la nuit de la foi au pied de la croix.
Ces touches successives qui forment le portrait de Marie la dessine progressivement dans sa personnalité spirituelle profonde : un accord merveilleux du pinceau dans la main de l’artiste qui traduit fidèlement sur la toile la vision et l’intention divines de salut. Cette harmonie est faite d’abord de simplicité : Marie suit le Christ pas à pas, se laisse modeler par les impulsions de la grâce, dépasse les apparences souvent trompeuses ; elle est avec le Christ.
Le mystère pascal accompli, Marie a sa place dans la communauté chrétienne au cœur de sa vie qui est dans la prière contemplative du cénacle. Elle sera témoin du don de l’Esprit aux apôtres et soulèvera l’Église naissante par la force de son intercession. Là aussi, simplicité vraie et profonde, absence totale d’éclat.
La touche finale du tableau aurait pu être dans la même ligne générale de simplicité, de banalité aux yeux des hommes. Après tout, le service accompli, la servante se retire sur la pointe des pieds… La seule façon dont Marie s’est désignée elle-même n’est-elle pas servante du Seigneur ? (Lc 1,38.48). Mais justement, il n’en va pas ainsi : la touche finale est l’élévation dans la gloire de la Mère de Dieu. Est ainsi manifesté ce qui était présent dès le début mais comme voilé par la logique même du mystère de l’Incarnation : Dieu le Verbe est devenu l’un de nous. Mais il est resté Dieu, le Verbe. L’apothéose de Marie, élevée au-dessus des anges, est l’éclosion finale et éternelle de la graine de sainteté donnée dès le début ; elle est l’épiphanie de ce que Dieu a entrepris pour le salut du monde : une œuvre de puissance divine dans la simplicité pure de l’humanité. Le tableau, commencé magistralement et accomplit par touches successives toujours parfaites, se révèle être à la fin une exceptionnelle réussite. L’artiste, génial dans ses pensées, a réussi à faire passer sur la toile l’intégralité de son idée initiale, et cela a demandé le concours d’instruments affinés et dociles à la main du peintre, dont Marie exceptionnelle dans cette harmonie. Voilà pourquoi l’achèvement du séjour terrestre de Marie est glorieux : elle entre immédiatement en son entière humanité, corps et âme, dans la gloire de Dieu.
En Marie, nous contemplons le dessein de salut de Dieu, nous rencontrons ce que Dieu veut accomplir en chacun de nous. Lavés de la tâche originelle au baptême de façon totalement gratuite et définitive, nous sommes destinataires d’une vocation à l’âge adulte de notre vie chrétienne, et nous accomplissons jour après jour cet appel à suivre le Christ, parfois dans l’obscurité ; ce faisant, nous sommes en marche sous la grâce qui est le début, les arrhes dit saint Paul (Rm 3, 24), de la gloire.
Au témoignage de Marie, le sens général de la vie sous la grâce apparaît comme le suivant : de l’humilité et de la simplicité sur terre à la gloire du ciel, du service au règne avec le Christ. Nous sommes à ce moment de grâce et d’humilité, de simplicité, de service, et c’est sur cet unique chemin que nous sommes tout entiers tendus vers la gloire finale.
Que celle qui est déjà parvenue au terme du chemin nous accompagne maintenant pour la rejoindre dans la paix et la joie éternelles de son Fils, au cœur de la Trinité. Qu’elle nous fasse aimer Dieu dans la simplicité d’un humble service dans lequel et par lequel la gloire est déjà présente pour éclore parfaitement et éternellement au ciel.