Homélie du 20 juin 2021 - 12e dimanche du T. O.

Pourquoi avez-vous peur ?

par

fr. François Daguet

« Maître, cela ne te fait rien que nous périssions ? » Qui d’entre nous n’a pas été tenté, un jour, de s’adresser à Dieu dans ces termes ? « Maître, cela ne te fait rien que plus de trois millions de personnes meurent de ce virus et que le monde en soit paralysé ? Cela ne te fait rien que l’avenir de notre planète soit compromis par l’évolution du climat ? Que l’Église, ton Église, soit dans un tel état ? Cela ne te fait rien ? Où es-tu ? »

Aujourd’hui encore, Jésus semble dormir, être absent. Mais aujourd’hui encore, il nous répond : « Pourquoi avez-vous peur ainsi ? Comment n’avez-vous pas de foi ? » Je perçois votre réaction intérieure, parce que c’est peut-être aussi la mienne : « Est-ce à dire que la foi va changer la réalité des choses ? » Attention, il faut toujours prendre les réponses de Jésus au sérieux. S’il ne répond pas comme nous le désirions, il ne triche jamais avec la vérité. Il faut donc suivre ses paroles de près. La foi change les choses, mais selon l’ordre voulu par Dieu, et pas selon nos propres vues.

À plusieurs reprises, vous le savez, Jésus nous dit : « N’ayez pas peur ! » (Jn 6, 20), et saint Jean-Paul II en a fait la parole inaugurale de son pontificat. Qu’est-ce que la peur ? Pour le dire simplement, c’est la passion qui nous saisit lorsque notre vie est menacée. Fondée ou non, passagère ou durable, la peur est la réaction naturelle face au danger qui menace notre vie, celle de nos proches, notre fragile équilibre de vie. Ne dit-on pas que les Gaulois avaient peur que le ciel ne leur tombe sur la tête ? Si l’on approfondit un peu, on perçoit que la peur s’empare de l’homme lorsqu’il ne maîtrise plus son existence. Il n’est pas nécessaire de faire des années de sociologie pour voir que notre monde est envahi par les peurs. Et la maîtrise même que l’homme acquiert sur le monde qui l’entoure, pour conjurer la peur, suscite à son tour la peur à la vue des effets possibles de cette toute-puissance. N’est-ce pas le grand enseignement du siècle dernier ? L’homme a découvert sa capacité à détruire le monde et à se détruire lui-même. Sommes-nous si différents de « nos ancêtres les Gaulois » ? Allons un peu plus loin à la lumière de la Bible. La peur est la réaction de l’homme lorsqu’il prend conscience du péché par lequel il s’est séparé de Dieu. Vous vous souvenez du récit de la Genèse : après son péché de désobéissance « le Seigneur Dieu appela l’homme : où es-tu ? “J’ai entendu ton pas dans le jardin, répondit l’homme ; j’ai eu peur parce que je suis nu, et je me suis caché” » (Gn 3, 9-10). La Bible nous aide à comprendre la racine profonde de la peur : elle tient à ce que l’homme s’est détourné de Dieu.

Alors, Jésus dit : « N’ayez pas peur », parce que je suis là. Mais le récit ne s’arrête pas là et devrait nous surprendre. Après le miracle, Marc nous dit : « Ils furent saisis d’une grande crainte. » À la peur succède la crainte. Qu’avons-nous gagné ? Mais attention à nouveau : les termes sont trompeurs. De quelle crainte s’agit-il ? Il s’agit de cette crainte que l’on rencontre souvent dans l’Écriture. C’est celle qui saisit Moïse face au buisson ardent (Ex 3, 6), c’est celle des témoins des miracles de Jésus : « Ils furent remplis de crainte et ils disaient : nous avons vu d’étranges choses aujourd’hui » (Lc 5, 26), c’est encore celle des Apôtres lors de la Transfiguration (Mc 9, 6). La crainte est ce qui saisit l’homme lorsqu’il est face à Dieu et à ses œuvres. Et à l’effroi qui la caractérise succède la confiance dans l’amour. C’est pourquoi cette sainte crainte est bonne. Elle est tout le contraire de la crainte servile, qui n’est autre que la peur dont on parlait juste avant. Il est bon d’y entrer, comme dit le Psaume : « Venez, Fils, écoutez-moi, que je vous enseigne la crainte du Seigneur » (33, 12) et encore : « La crainte est le commencement de la sagesse » (111, 10). C’est même l’un des dons du Saint-Esprit : l’esprit de crainte, dont Thomas d’Aquin nous dit qu’il suscite en nous, vis-à-vis de Dieu, « une soumission sans résistance », « en nous faisant révérer Dieu, et en nous faisant redouter de le quitter » (IIa-IIae, q. 19, a. 9). C’est ce qu’on appelle la crainte révérencielle, celle de l’époux qui craint de décevoir l’amour de son épouse, et réciproquement. Voilà la belle, la bonne, la sainte crainte de Dieu si présente dans les Écritures. L’erreur à ne pas commettre est de confondre la peur et la sainte crainte. La peur nous paralyse, la crainte de Dieu nous libère. La peur naît de notre éloignement de Dieu, de notre péché, la crainte nous tourne sans cesse vers lui.

Je voudrais suggérer ici une remarque : si notre monde est plein de peurs, c’est parce qu’il a perdu le sens de la crainte de Dieu. La crainte aimante de Dieu nous apaise, parce qu’elle nous convainc que nous sommes dans sa main et, alors, nous savons, comme Jésus le dit à la fin du discours sur la montagne, que sa providence ne peut nous faire défaut (Mt 7, 25-33). Elle nous installe dans la confiance en Dieu. La peur, en revanche, nous angoisse parce qu’alors nous plaçons nos espoirs en nous-mêmes, non dans l’aide providentielle de Dieu. Et confusément, souvent sans le reconnaître, nous savons bien que nous ne pouvons nous en sortir par nous-mêmes, que nous ne pouvons nous sauver nous-mêmes. Dans cet épisode de la tempête apaisée, Jésus veut faire passer ses disciples de la peur qu’ils ont, livrés à eux-mêmes, à la crainte qui est remise entre ses mains.

Je le disais en commençant, face aux dangers qui nous assaillent nous sommes portés à nous adresser à Dieu en lui reprochant son absence : « Où es-tu ? », lui demandons-nous. Mais, en fait, c’est nous qui nous sommes éloignés de lui, par notre péché qui ne fait que poursuivre celui de nos premiers parents. Et c’est Lui qui nous poursuit, comme lors de ce péché, en nous disant : « Où es-tu ? » Jésus semble dormir lorsque nous ne comptons que sur nous-mêmes. Alors, on comprend un peu mieux pourquoi il reproche aux Apôtres, lors de cet épisode, leur manque de foi. Car la foi s’accompagne de la crainte de Dieu. À nous aussi, qui nous plaignons de son absence apparente, il dit encore : « Comment n’avez-vous pas la foi ? » Il nous invite à bannir la peur, en entrant dans la sainte crainte de Dieu. Que l’Esprit de crainte nous soit donné aujourd’hui, demandons-le les uns pour les autres et, alors, le monde d’après ne sera pas comme le monde d’avant.