Nous connaissons bien cet évangile des disciples d’Emmaüs. La liturgie le propose volontiers à entendre et les artistes chrétiens, de Duccio au Caravage, de Rembrandt à Maurice Denis ou Arcabas l’ont sans cesse représenté. En revanche, on ne sait pas très bien où se trouve ce bourg d’Emmaüs, et on ne sait pas non plus avec précision qui sont ces disciples, seulement que l’un d’eux s’appelle Cléophas. Cela n’a guère d’importance.
Si la scène du chemin ou du repas d’Emmaüs est si souvent représentée, c’est qu’elle évoque à toute époque le chemin que chacun doit parcourir pour reconnaître, enfin, le Ressuscité. Car il n’est pas très difficile de se mettre à la place de ces marcheurs qui cheminent en s’éloignant de Jérusalem. Je vous propose que nous mettions nos pas dans les leurs.
Voyez leur tristesse après ce qui s’est passé à Jérusalem : « Et nous qui espérions qu’il serait le libérateur d’Israël. Voici déjà le troisième jour qui passe depuis que c’est arrivé… » Et nous, ne sommes-nous pas un peu tristes après les célébrations d’il y a deux semaines ? Il y a eu le feu nouveau jaillissant dans la nuit de Pâques, la splendeur de la vigile pascale, les nouveaux baptisés… mais le monde a-t-il changé ? N’avons-nous pas retrouvé les difficultés d’avant Pâques ? « Et nous qui espérions que le monde serait meilleur après la victoire du Christ sur la mort… Voici déjà 2 000 ans qui se sont écoulés depuis que c’est arrivé… » Quand ces pensées nous saisissent, nous sommes comme les disciples d’Emmaüs, nous sommes les disciples d’Emmaüs.
Alors, dimanche après dimanche, et même chaque jour si nous le voulons, Jésus nous rejoint et nous instruit par sa parole : « Vous n’avez donc pas compris ! Comme votre cœur est lent à croire tout ce qu’ont dit les prophètes. » Nous ne connaissons pas la leçon d’exégèse que Jésus a faite à ses compagnons de route. Mais nous savons ce qu’ont dit les prophètes. Et que nous ont-ils dit ? Ils ne nous ont pas dit que le monde serait transformé en un instant, que les guerres cesseraient. Jérémie nous a transmis la parole de Dieu : « Je mettrai ma loi au fond de leur être et je l’écrirai sur leur cœur » (31, 33). C’est d’abord dans le cœur de l’homme que les choses doivent changer et nous, nous attendons toujours que les choses changent de l’extérieur. Et alors, comme ceux des disciples d’Emmaüs, nos yeux sont aveuglés.
Et Jésus, que nous a-t-il dit ? Quel ordre nous a-t-il donné ? Un seul, pas deux. Nous l’avons entendu il y a peu, le soir de la Cène : « Ce que je vous commande, c’est de vous aimer les uns les autres » (Jn 15, 17). Et nous savons que ce commandement de l’amour mutuel ne fait pas nombre avec celui de l’amour de Dieu. La seule prescription de Jésus, c’est l’amour mutuel. Il ne nous demande pas de faire ceci ou cela, d’entreprendre telle ou telle opération, il nous demande de nous aimer, comme lui nous a aimés. En donnant notre vie les uns pour les autres. Il nous donne l’Esprit Saint — c’est la loi écrite sur notre cœur — pour que nous puissions aimer comme lui nous a aimés.
Mais voilà, qu’avons-nous fait de son commandement ? Nous continuons à entretenir les querelles, les dissentiments, les rancœurs, parfois les haines. Combien d’oppositions sourdes dans les couples, de rivalités dans les familles, entre frères et sœurs… entre paroissiens et même, entre frères ou sœurs d’une même communauté, d’un même couvent ? N’allons pas chercher hors de nous les raisons qui expliquent que le monde, apparemment, ne change pas. Bien sûr, il y a l’adversaire et ses sbires. Mais ils ne peuvent agir que parce qu’ils trouvent en nous de la complaisance, voire de la complicité. Il n’y a qu’une chose à rechercher : que le Christ règne sur nous et surtout en nous. C’est cela, se convertir. Jésus nous l’a dit : « Cherchez d’abord le Règne de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33). Nous n’avons pas à nous préoccuper plus que cela de ce qu’il faut faire. Le Règne de Dieu possède en lui-même son principe de croissance. Ce qui nous revient, et qui conditionne tout le reste, c’est de nous aimer les uns les autres.
Voilà ce que Jésus ne cesse de nous dire et de nous redire. Nous avons besoin de l’entendre de sa bouche, alors nous lui disons : « Reste avec nous. Le jour baisse sur l’humanité. » Et pour que nous puissions demeurer avec lui, il vient se mettre à table avec nous. C’est exactement ce que nous allons vivre maintenant. À travers les paroles et les gestes du célébrant, c’est Jésus qui prend le pain, qui dit la bénédiction, qui nous le donne. Pour que nous puissions demeurer avec lui, et obéir vraiment à son commandement de nous aimer les uns les autres.
L’enjeu, le grand enjeu de notre vie humaine et chrétienne, c’est de reconnaître le Christ qui nous rejoint sur notre chemin, ce qui suppose de sortir de nos ornières qui nous aveuglent, de nos péchés qui nous détournent de lui, de nos espérances humaines qui nous enferment. Puissions-nous, en le recevant dans l’Eucharistie, reconnaître Celui qui donne sa vie par amour pour nous au point de se faire nourriture pour diviniser notre vie.
Si nous cherchons à vivre cela, si nous le reconnaissons, alors nous rebrousserons chemin, et reprendrons la route vers Jérusalem, c’est-à-dire vers la cité de Dieu. Sinon, nous n’aurons fait que le croiser sur notre chemin, et nous continuerons de nous éloigner, tout tristes et avec nos yeux aveuglés : nous ne l’aurons pas reconnu.