« Passant au milieu d’eux, Jésus allait son chemin » (Lc 4, 30). Qui sont-ils ceux au milieu de qui passe Jésus ? Le récit de Luc est explicite, ce sont des hommes de Nazareth. De la synagogue, ils ont conduit Jésus au bord de la falaise pour le jeter en bas et le faire mourir. Le récit de la vie publique de Jésus commence par un renversement spectaculaire : passer de l’admiration à la mise à mort ! Luc rapporte : « Tous lui rendaient témoignage et admiraient les paroles de grâce qui sortaient de sa bouche » ; sitôt après, vient une mise à mort. L’évangéliste Luc est un homme de grande culture ; il connaît l’adage romain selon lequel « la roche Tarpéienne est près du Capitole » ; mais ce qu’il dit est d’un autre ordre, puisque Jésus n’a jamais rien fait pour être roi, ni pour prendre la place des grands de ce monde en matière d’économie, de finance ou de guerre. Il y a bien davantage !
Entendons la parole dite par Jésus à la synagogue pour ce qui le concerne : « L’Esprit du Seigneur est sur moi. […] Il m’a envoyé annoncer une année de grâce accordée par le Dieu vivant. » L’expression « année de grâce » renvoie à la loi de Moïse qui institue l’année sabbatique. Dans la synagogue, nul n’ignore ce que cela signifie : se réconcilier en famille ou dans la société, remettre les dettes, pardonner les fautes, libérer les esclaves, élargir les prisonniers, cesser d’exploiter la nature… Bref, changer la vie ! Dans la synagogue, tout le monde le désire et attend que Jésus le fasse pour eux. En effet, Jésus a déjà commencé son action en Galilée. Comme Élie, il a parcouru la région en annonçant le Règne de Dieu et en faisant des guérisons. Plus encore ! La référence à Joseph est d’abord une espérance. Car Joseph est de la famille de David qui donnera le Messie promis. Jésus, fils de Joseph, est un « fils de David » et comme tel il peut légitimement prendre la tête de son peuple pour le libérer et le gouverner. Il en a donné les prémices en Galilée. Dans la synagogue, on espère qu’il le fera explicitement. Mais tout se gâte lorsque Jésus leur dit que Dieu veut davantage que le salut des seuls fils d’Abraham selon la chair ; il veut le salut de toute l’humanité. Comme il convient dans une synagogue, Jésus le montre en citant la Bible : le prophète Élisée a guéri de la lèpre un étranger. C’est un ennemi qui a eu la préférence et bénéficié de la miséricorde de Dieu. Jésus se présente comme un nouvel Élie. Il agira pour tous. Jésus n’entre pas dans les perspectives nationalistes. Il agira pour l’humanité. Son chemin n’est pas celui de la guerre, de la ruse, du mensonge, de la corruption ou de la séduction, mais celui de la fraternité.
Passant au milieu de ces hommes en colère « Jésus allait son chemin ». Quel chemin ? Le mot chemin ne dit pas seulement ce qui se trace sur une carte ou se donne à voir sur un GPS, le mot « chemin » désigne la manière d’être en relation avec les autres avec qui nous avançons sur le chemin de la vie. Quelle est la manière de Jésus ? Ce n’est pas celle des prédateurs qui se disputent le pouvoir d’exploiter les ressources de notre planète. Non, c’est le chemin de la bonté. Oui, la bonté ! Quelle bonté ? La question se pose, car il y a bonté et bonté. Il y a la bonté qui accompagne l’autorité : parentale, éducative, juridique, médicale… Elle est en surplomb. Il y a aussi une autre bonté : celle qui se vit fraternellement. C’est celle de Jésus. En effet, Jésus ouvre la voie d’une fraternité universelle. Il appelle Dieu « Père » et quand on lui demande comment prier, il répond : « Dites notre père. » Le mot « nôtre » n’ayant pas de frontière. Quoi que nous soyons les uns pour les autres par la chair et le sang, par les relations de travail et de voisinage, par les liens de l’amitié et de l’affection…, nous sommes d’une même humanité d’origine et de destinée — le chemin de Jésus est celui que lui ouvre son Père et notre Père.
« Passant au milieu d’eux, Jésus allait son chemin. » Nous marchons à sa suite dans un monde de violence, de ruse, de mensonge, d’illusion et de futilité. Jésus nous donne part à son Esprit, pour que nous allions nous aussi comme il le fit. Il nous a confié la charge de témoigner de son Évangile. Nous sommes dans un monde qui ignore l’Évangile et le rejette. Partout ! Chez nos amis, nos voisins, nos collègues, nos compagnons… mais aussi dans nos familles — au plus profond de notre vie — au plus douloureux de notre cœur. Oui, le cœur ! C’est là que doit naître en nous la bonté. Est-ce possible ? Non, si nous restons enfermés en nous-mêmes. Rien ne nous donnera la bonté du Christ sinon le Christ lui-même.
C’est dans son Esprit que nous célébrons maintenant le « mystère de la foi », le sacrement de l’eucharistie, non comme des serviteurs dans la crainte, mais comme des enfants dans la confiance.