Nous savons que, dans l’Écriture, et spécialement dans le Nouveau Testament, la maladie de la lèpre symbolise le péché. La lèpre défigure et ostracise puisque le lépreux doit quitter sa cité. Le péché grave défigure lui aussi, en tant qu’il fait perdre la ressemblance avec Dieu par la participation à sa vie, et il sépare de la communauté des fidèles, c’est-à-dire de l’Église. L’homme atteint de lèpre est bien la figure du pécheur qui est séparé de Dieu. L’impureté par excellence est bien celle du péché.
Si bien que le sens premier de ce passage de l’Évangile est aisé à comprendre : le Christ, qui a pris sur lui notre lèpre, nous apporte la guérison de la lèpre du péché. Il y a dans la basilique de Brioude, en Auvergne, une sculpture magnifique du Christ lépreux. C’est bien ce qui se passe dans l’Évangile : Jésus apporte la guérison à ces malades, en respectant les prescriptions de la loi qui leur demande de s’en remettre au prêtre.
Mais il y a un autre enseignement, qui tient à ce qu’un seul des guéris, sur dix, revient rendre grâce en glorifiant Dieu. Les neuf autres n’en éprouvent pas le besoin. De fait, il y a quelque chose de naturel, de normal, à recouvrer la santé. Nous l’expérimentons tous très simplement. Nous ne sommes pas faits pour la maladie, mais pour la bonne santé. Quand nous sommes guéris, c’est un retour à la normale. Il est normal que nous soyons en bonne santé. Et c’est pourquoi nous oublions vite la maladie, qui est pour chacun anormale.
C’est ici que Jésus nous sollicite, nous, directement, ce matin. Nous aussi, nous avons été guéris de la lèpre du péché. Par notre baptême, en premier lieu, qui a restauré en nous la ressemblance de Dieu par la grâce, et qui nous a intégrés dans le corps du Christ qui est l’Église. Et cela se renouvelle à chaque fois que nous sommes restaurés dans l’amitié divine à la suite de nos fautes. Dans le sacrement du pardon, mais aussi dans toutes les célébrations pénitentielles, comme celle qui a ouvert cette messe. Alors, ne sommes-nous pas, le plus souvent, comme ces neuf lépreux qui ont trouvé normal d’être guéris ? Est-ce que nous n’oublions pas volontiers que nous sommes passés d’un état de péché — « Dans le péché ma mère m’a conçu », dit le Psaume — à un état de grâce qui nous unit à Dieu ? Nous risquons fort d’être coupables d’ingratitude à l’égard de Dieu. Et cela vaut aussi bien, d’ailleurs, pour les biens naturels dont nous avons été dotés. Nous trouvons normal d’avoir reçu des dons à notre naissance, mais qu’aurions-nous été si nous étions nés dans une favella brésilienne, sans autre famille que les gangs ? « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » nous rappelle saint Paul (1 Co 4, 7). Nous sommes menacés par l’ingratitude envers Dieu.
Mais comment témoigner notre gratitude envers Dieu ? Il ne suffit pas de dire merci, comme des gens bien élevés, en ajoutant notre guérison à notre patrimoine. C’est bien, sans doute, mais cela ne suffit pas. Voyez ce dixième lépreux : il revient en glorifiant Dieu à pleine voix. Osons-nous le faire ? Il revient, littéralement, il fait demi-tour : et nous, faisons-nous demi-tour pour rendre grâce à Dieu ? Et notez que c’est à lui seul, que Jésus dévoile la guérison qu’il a opérée : il ne l’a pas seulement guéri de la lèpre, il l’a sauvé.
Ce dixième lépreux est un Samaritain. Les Samaritains n’étaient pas du peuple d’Israël, ils en étaient exclus et les Juifs ne devaient pas avoir de contact avec eux. D’où le caractère scandaleux de la rencontre de Jésus avec la Samaritaine. Ce Samaritain lépreux savait bien qu’il n’avait pas le droit de s’adresser à ce Rabbi d’Israël. Et cependant il le fait, et il est guéri comme les autres. Mais lui seul revient rendre gloire à Dieu pour ce don auquel il n’avait pas droit selon la loi. Pourquoi faut-il que ce soit un étranger au peuple élu qui seul vienne rendre grâce pour sa guérison ? Sans doute pour rappeler aux autres, ceux qui pensent y avoir droit, que tout n’est que don gratuit du Christ, qui ne nous doit rien et qu’il ne faut pas l’oublier.
Essayons de ne pas être de ces chrétiens qui trouvent normal d’être sauvés et de vivre au quotidien dans la familiarité de Dieu. Ne nous comportons pas comme des ayants droit des faveurs divines. Nous allons maintenant célébrer l’Eucharistie. C’est précisément ce par quoi le Christ nous rend bénéficiaires du salut qu’il nous a acquis par son sacrifice pascal. Ne considérons pas cela comme normal. Que cette eucharistie soit véritablement — c’est son sens littéral — une action de grâce. Et sachons cette semaine revenir auprès du Christ lui rendre grâce pour ce don inouï qu’il nous fait et qui doit transformer notre vie si nous le prenons au sérieux.