Passage un peu étrange, dans lequel Jésus décrit une procédure de réparation que l’on peinerait à appliquer telle quelle aujourd’hui. Il s’agit d’une « correction fraternelle » adressée à un membre de la communauté qui a commis une faute, et cette faute a blessé l’unité de la communauté. Dans la vie de l’Église, les choses ont pris des formes diverses, il y a eu un régime de pénitence publique, le droit canonique a institué des prescriptions pénales, etc/ Mais, par-delà les modalités de réparations, ce que dit Jésus nous instruit.
D’abord, il nous fait comprendre que toute faute porte atteinte à la communauté à laquelle nous appartenons, même si cela ne se donne pas à voir immédiatement. Bien souvent, nous n’en avons pas conscience. Nous avons conscience d’avoir commis un péché — c’est déjà bien — et nous allons nous confesser — c’est très bien. Mais souvent nous ne percevons pas que nos fautes abîment la communauté dans laquelle nous vivons, que ce soit une communauté familiale, une communauté religieuse — comme un couvent —, une communauté paroissiale… Souvent, en confession, il faut le rappeler. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que nous formons un seul corps, très concrètement, c’est saint Paul qui ne cesse de nous le dire. Alors, la faute commise par un membre du corps, aussi cachée soit-elle, abîme tout le corps, même si nous ne le voyons pas. Quelquefois, nous le voyons. J’ai rencontré il y a des années, au Vietnam, un curé de paroisse qui avait instauré une démarche de réintégration dans la communauté des membres qui avaient fait du mal en collaborant avec la police et le parti. Ils avaient demandé pardon à Dieu pour leur faute, mais ils venaient aussi demander pardon à la communauté pour l’avoir blessée, et si elle voulait bien les accueillir à nouveau. Le péché est toujours individuel quant à celui qui le commet, mais il n’est jamais purement individuel dans ses effets, parce que je suis membre d’une communauté. Si je pèche, je porte préjudice à la communauté qui est la mienne.
Ensuite, cette instruction de Jésus nous invite à rechercher la vérité dans la vie de nos communautés. Voilà quelqu’un qui agit mal et qui fait du tort à toute la communauté, comment réagir ? Jésus nous invite à regarder la faute pour ce qu’elle est et à chercher à corriger son auteur. Bien souvent, on préfère fermer les yeux, faire comme si rien ne s’était produit. C’est une réaction lâche, et ce n’est pas celle à laquelle Jésus nous invite. On voit cela si souvent dans les familles ou dans les communautés religieuses. On préfère ne rien dire, ne pas faire la vérité, parce qu’entreprendre une démarche est désagréable et l’on se justifie en pensant que l’on suscitera plus de mal en intervenant qu’en s’abstenant. Alors on préfère se taire, il ne s’est rien passé. Mais voilà, on a laissé un abcès et il va marquer durablement la vie du corps tout entier. Si nous ne faisons rien, Dieu ne pourra rien faire non plus : ce que nous avons lié sur la terre demeure lié dans le ciel.
Bien sûr, nous nous faisons légitimement l’objection suivante : agir pour faire la vérité peut aussi causer du mal, à celui qui a péché et à toute la communauté. C’est le cas lorsque nous agissons sans charité. Alors, nos paroles peuvent être meurtrières. On peut tuer quelqu’un avec des mots. Autrefois, dans les communautés religieuses, il y avait des procédures de coulpes et de proclamation. Il ne s’agissait pas de péchés graves, de fautes morales, mais de fautes commises dans la vie commune. On reconnaissait humblement les comportements mauvais dont on avait conscience et on demandait aux membres de la communauté de dire ce qui n’allait pas chez nous. On a abandonné ces coutumes, parce que souvent, ces proclamations étaient des exécutions. C’est parce que ce n’était pas vécu dans une charité véritable. On voit bien, dans l’Évangile de ce jour, les précautions à ce sujet suggérées par Jésus : on intervient seul à seul, puis à quelques-uns, puis avec toute la communauté… On avance prudemment, avec délicatesse, en s’assurant que c’est toujours dans la charité que l’on agit, et non pour tuer le coupable.
Voilà le grand enjeu : chercher à faire la vérité, sans jamais quitter la charité. Jean-Paul II l’a dit admirablement lors de la canonisation d’Edith Stein : « Il n’y a pas d’amour sans vérité comme il n’y a pas de vérité sans amour : l’un sans l’autre n’est qu’un mensonge destructeur. » Il nous faut éviter les deux positions contraires : asséner la vérité de façon violente, ou ne pas chercher à la rétablir par faiblesse. Ni mise à mort, ni lâcheté, il faut reconnaître qu’il n’est pas facile de trouver, dans chaque cas, le bon chemin. Est-il besoin d’illustrer cela par l’exemple des abus commis dans l’Église ? Pendant longtemps, on a fermé les yeux, par lâcheté. Le risque, aujourd’hui, c’est de dénoncer de façon impitoyable, de se livrer à des lynchages médiatiques, et c’est une mise à mort.
Je crois que dans ce passage, Jésus nous invite à œuvrer pour que nos communautés soient empreintes de vérité et de charité, pour que nous ayons le souci de la vérité. Nous en faisons tous l’expérience : une famille, une communauté religieuse qui ne vit pas dans la vérité n’attire pas. Si souvent il y a des « cadavres dans les placards » c’est-à-dire des situations de mensonge qu’on a laissé perdurer, parfois pendant des années ou des vies entières. On peut essayer de maintenir la façade, vis-à-vis de soi-même et de l’extérieur, mais le ver rongeur du mensonge détruit la communauté de l’intérieur. A contrario, une communauté qui vit dans la vérité, qui cherche à l’honorer, attire parce qu’elle est un reflet du Christ qui est la Vérité.
Que Celui qui s’est présenté à nous comme étant la vérité nous aide à la faire, dans notre vie et dans celle de nos communautés, en gardant toujours la charité.