Nous sommes-nous bien lavé les mains ? Nous l’avons certainement fait, d’abord par souci d’hygiène, une préoccupation tant individuelle que collective pour éviter de contracter et de transmettre. Nous l’avons également fait sans doute au titre de l’habitude. Nous pouvons également l’avoir fait d’abord au titre d’une convention sociale, en considérant que cette dernière implique qu’on nous ait vu nous laver les mains. Je l’ai fait aussi, en ajoutant à l’hygiène un sens plus religieux et cultuel au moment de m’approcher de l’autel du Seigneur, de réaliser sa présence eucharistique et de servir son peuple. Dans ce geste simple, machinal et universel, que toutes les religions ont largement ritualisé également, se conjoignent souci de pureté, dans sa dimension médicale comme symbolique, intégration sociale et conformisme, la charité pouvant y trouver sa place, et la cherchant parfois.
Ainsi la recherche de l’origine et du sens des règles suivies par les hommes fait-elle souvent apparaître des considérations mêlées. Et cela déjà quand il s’agit seulement de biens extérieurs. L’éclaircissement et l’avertissement du Seigneur Jésus n’en sont que plus sérieux et salutaires dans notre péricope du jour, même appauvris par le choix liturgique. En donnant la Loi aux hommes, Dieu n’établissait pas qu’un corpus législatif bienfaisant et adapté. Par la loi naturelle inscrite en l’homme, participation de sa Loi éternelle ordonnant tout l’univers par l’intelligence et la volonté divines, Dieu ouvrait à l’homme la voie du bien et du bonheur selon son dessein et conformément à la nature humaine. En donnant aussi des préceptes explicites, Dieu faisait la pédagogie et donnait un soutien externe de cette voie de juste bonheur, mais ajoutait également une dimension propre à sa relation à l’homme : pour faire de son peuple choisi la nation du culte au Dieu vivant et saint, appelée à, sans cesse, se sanctifier donc aussi à ce titre. Rejoignant aussi des objectifs hygiéniques et symboliques, les multiples règles de pureté, obsession du « code de sainteté » du Lévitique et du Deutéronome, ont d’abord cet objectif de rappeler et de manifester, en premier lieu la sainteté de Dieu, et à partir d’elle, la nécessité pour l’homme de progresser et se garder dans cette sainteté que le Tout-Puissant lui rend miséricordieusement accessible.
D’où l’importance et le sérieux du double avertissement du Christ. D’abord au sujet d’un risque sévère : celui du vide de sens. Jésus, et plus largement tout le Nouveau Testament, s’inscrivent pleinement dans la ligne prophétique de la « religion du cœur », seule agréée vraiment par Dieu. Et cela est, pourrait-on dire, logique même : dès lors qu’il s’agit de culte et de sainteté, c’est le culte intérieur, l’offrande véritable, qui a la primauté puisqu’elle en constitue la substance et le cœur. Dès lors, les prescriptions de pureté ne sont que vides si elles ne traduisent ni n’accompagnent la pureté du cœur, la seule permettant de s’approcher en vérité de Dieu et de le servir. Au passage, le Christ a l’opportune occasion de rappeler l’essentiel sur la source de l’impureté : cette dernière ne peut être recherchée dans les biens de la création, mais elle relève assurément, puisque manifestant l’obstacle au service aimant du Dieu saint, de la racine du mal, en premier lieu au cœur de l’homme.
Le second avertissement de Jésus est plus sérieux encore, et l’on pourrait le considérer comme un péché et le plus grand des dangers évoqués : celui du contresens, consistant à utiliser la Loi, jusqu’à l’opposer à Dieu même dans un légalisme et un ritualisme qui ne font pas que la dénaturer, mais la retournent. La charité se trouve alors comme mise en gérance et non plus en croissance. Le chemin de désir ouvert par Dieu dans le cœur de l’homme et illuminé par lui devient la route du devoir, en forme de voie sur rail. Le dévoiement et l’appauvrissement de la liberté humaine, qui en sont la manifestation et la conséquence, ont tôt fait de transformer le devoir en pouvoir, puisqu’aussi bien, à l’horizon humain de la liberté blessée et dévoyée, le devoir ne manque jamais de devenir pouvoir, instrument du devoir des autres.
Nous, chrétiens, en entendant Jésus, nous n’assistons pas à la chute d’un empire à la loi frappée d’obsolescence par l’infidélité de ses sujets. Certes, en accomplissant pleinement la Loi, le Christ a rendu pour nous inutile la pédagogie de la Loi ancienne. Et il est venu non pas proposer une vie meilleure, mais la vie nouvelle, celle même de Dieu. Or cette vie, dans ses prémisses ici-bas, n’est pas sans Loi. Cette vie pascale, que la Loi ancienne avait crucifiée, a définitivement instauré le règne de la Loi nouvelle. Le Royaume de Dieu, qui est le Christ et, déjà présent, va vers sa réalisation plénière, ne nous fait plus vivre seulement avec Dieu et pour lui, mais en lui. Sa Loi, c’est l’Esprit de Dieu, qui nous ouvre à un ajustement nouveau et complet à la volonté et à la connaissance de Dieu, dans une alliance nouvelle désormais communion. C’est donc d’une manière, certes nouvelle, mais au moins aussi exigeante que nous sommes le peuple de la Loi nouvelle au cœur de l’alliance éternelle. C’est du cœur, de tout notre être au fond duquel elle est inscrite et d’où elle nous saisit et nous conduit, que nous pouvons dire : « Ta loi fait mes délices. »
Homélie sur Mc 7, 1-8.14-15.21-23