Homélie du 24 décembre 2021 - Nativité du Seigneur, Nuit de Noël

Naissance dans le temps

par

fr. Éric Pohlé

Le temps nous cause bien des peines. Non seulement nous avons l’impression qu’il nous échappe. Mais aussi le temps nous cause de la peine par ses imprévus, le désordre des événements qui nous frappent en plein visage. Un aspect de désordre, de mélange inextricable, définit, sans aucun doute, notre perception du temps. Nous ressentons peut-être, plus que jamais, cette misère du temps ; car nous n’aimons pas ce temps où nous sommes empêchés de faire tout comme auparavant et surtout où nous souffrons de savoir proches et amis isolés ou malades. Ce qui était prévu et dont on se réjouissait, comme les agapes, est prévu puis annulé. Certains qui devaient être là sont soudain empêchés.

Il y a quelque chose de cette peine du temps dans notre Évangile. Là aussi, tout s’entremêle : le temps officiellement promulgué de l’empereur Auguste qui vient d’ordonner que l’ensemble de la surface de la terre soit recensé ; le temps d’un pèlerinage imprévu pour Joseph et son épouse enceinte : la vie ordinaire a dû s’interrompre, puisque l’empereur l’a décidé, il faut laisser pour un temps métier et maison, et retourner au lieu de son origine… Enfin dans ce recensement imposé à toute la population, avec tant de contrariétés qu’une telle mise en œuvre comportait à une si grande échelle — celle de l’Empire ! — voici que « le temps où Marie devait enfanter fut accompli ». Autre temps : celui de la Vierge sur laquelle l’Esprit Saint est venu, le temps de Marie où la puissance du Très-Haut se faisant ombre « la lumière incorporelle et divine reçoit un corps d’humanité ». Temps transfiguré d’éternité : le Verbe éternel accepte le rythme d’un enfantement humain. Et le temps d’un petit enfant qui grandit dans le sein de sa mère devient le temps du Verbe éternel qui prend la forme de serviteur. De l’extérieur, rien n’y paraît, Marie est réellement enceinte et s’accomplit en elle le temps humain d’une naissance ; mais Marie est aussi réellement vierge et en elle, se laisse contenir l’éternité du Verbe divin comme plus tard le Christ entrera dans la chambre haute alors que les portes sont fermées.

« Elle mit au monde son fils premier-né ; elle l’emmaillota et le coucha dans une mangeoire, car il n’y avait pas de place pour eux dans la salle commune. »
Saint Luc ne dit rien d’abord d’une lumière qui soudain resplendirait au cœur de la nuit : ce sera pour la manifestation aux bergers. L’évangéliste, très sobrement, rapporte les faits : la naissance, le premier soin maternel qui est un habillement, et, enfin, la première séparation : l’Enfant est couché dans une mangeoire où peut-être il reste encore un peu de foin. Car Dieu « s’est souvenu que nous ne sommes que poussière ; [que] le jour de l’homme passe comme l’herbe ; il est comme la fleur des champs, qui fleurit pour un peu de temps ». Dieu s’est souvenu et ne dédaigne pas de prendre son premier sommeil au sein d’une telle fragilité. Même sobriété chez l’évangéliste quand il ne dit presque rien au sujet de la salle commune sinon qu’il n’y a plus de place. Le temps du recensement et les déplacements qu’il cause perturbe toute la vie de la région ; sans doute aussi, y aurait-il eu trop de bruit et de conversations. Luc n’exprime aucun jugement. Il énonce le fait dans son dépouillement de son, de lumière et même de tout attendrissement ou d’affection humaine. Chaleur, caresses, sourire, larmes de joie : rien n’est dit. Rien n’est dit non pour nous interdire d’y songer mais pour laisser à chacun la liberté de vivre et de recevoir l’événement avec son propre cœur. Certains auront besoin de penser à des sourires émus et de voir Marie qui tient l’enfant entre ses bras, d’autres méditeront sur Joseph à qui Marie vient juste de confier l’Enfant pour la toute première fois. Que serait un père sans ce geste initial que lui doit celle qui a porté seule l’enfant pendant neuf mois ?

Mais pour d’autres, ces détails seraient déjà trop. Luc sait que ce qui importe ce n’est pas de reconstruire avec des mots une scène émouvante mais qu’il est nécessaire d’annoncer la nouvelle d’un fait qui puisse transformer la vie de chacun.

Un fait : l’évangéliste dit ce qui arrive, ce qui se fait. Tel événement qui se produit. Notre Seigneur voulut que sa nativité entrât dans cette suite des faits qui tissent la trame d’une histoire. Reconnaissons le prix pour notre humanité de cette manière de parler : « En ce temps-là, il arriva. » Comme un témoignage de sa première humilité, notre Sauveur entre dans la suite des temps, pauvrement, comme un temps parmi d’autres. Plus encore, il y entre dans un temps marqué par une conjoncture politique qui, en plus de son sens spirituel, est aussi concrètement une cause d’embarras et de peines pour la famille de Joseph : car il faut prendre la route de la Judée au risque de ne pas trouver de lieu pour une femme qui porte un enfant qui est près de naître. Voici que dans la confusion broussailleuse de ces temps, un rameau vert a jailli beau comme une rose. Un Enfant nous est né. Dieu se rend visible dans le temps. La grâce de Dieu, aujourd’hui, s’est manifestée.

Dans le désordre des temps que nous vivons, formons humblement la prière que l’Enfant Dieu naisse à nouveau ; qu’il se rende sensible et très doux Sauveur, dans la vie présente de ceux qui sont éprouvés. Il est le Verbe, la Parole : offrons-lui de notre silence. Mais un silence qu’attire et recueille l’Enfant de la crèche. Adorons-le ici pour le reconnaître sur l’autel. Car tel est le profond silence de cette nuit sainte : il est un silence d’enfantement. Il est fait pour enfanter la prière de toute l’Église qui s’est avancée et humblement recueillie auprès d’une crèche, son unique lieu de Paix : entrons-y à notre tour en recevant de Marie l’Enfant-Dieu. Ainsi l’Église de ce temps — ce temps bousculé — sera consolée en faisant mémoire de cet autre temps lui aussi bousculé où Jésus, en silence, vint au monde. En se retournant vers un tel temps, l’Église de ce temps recevra dans ses bras l’éternel. C’est un enfant qui ne cesse de lui sourire : la voici qui renaît elle-même de chacun des sourires de l’Enfant qui la regarde. Venez, approchons-nous.