Parce que Dieu est Dieu

Il faut se garder de considérer avec superficialité les lectures de cette liturgie, même si l’histoire des sept frères, puisée au deuxième livre des Martyrs d’Israël, est coupée par le lectionnaire avec une invraisemblable légèreté après le martyre du 4e d’entre eux. On a en effet envie de crier : et après ? 7 n’est pas un chiffre anodin en effet, comme le montre bien d’ailleurs l’histoire des 7 autres frères de l’Évangile. Quoi qu’il en soit, si l’on poursuit la lecture, deux autres frères vont suivre les premiers dans la mort, puis la mère, et enfin le plus jeune. Deux raisons éclairent cette attitude : la fidélité à leur conscience et la foi en la résurrection. Ouf ! Nous voici rassurés. Cela se termine bien. Évidemment, d’un point de vue mondain, on dira : quel carnage ! 8 morts ! Et dans quelles tortures ! Mais la vérité est autre : aucun d’entre eux n’a tué son âme en reniant sa foi et tous sont vivants à jamais. Il ne s’agit pas d’un conte édifiant : il s’agit d’une affaire de vie et de mort. Et l’important est de savoir ce qui est vie et ce qui est mort. Ou encore : ce qui est vie et vie, vie corporelle et éphémère, d’une part, vie spirituelle et éternelle, d’autre part.
Pareillement, l’Évangile n’est pas une gentille devinette, une plaisante taquinerie ou une de ces inévitables « blaguounettes » dont les prédicateurs dominicains parsèment leurs homélies. Là encore, la chose est grave, l’affaire est sérieuse. Bien sûr, les Sadducéens veulent embarrasser Jésus par une casuistique grotesque. Bien sûr, leur dessein échoue car le Christ montre que ce qu’ils tiennent pour une doctrine étrangère à l’Écriture y est bien impliqué. Mais l’essentiel est l’objet du litige : y a-t-il, oui ou non, une résurrection ? Et cela n’est pas de peu d’importance. Si la réponse est négative, allons vaquer immédiatement à nos plaisirs : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons. » Inutile alors de venir à la messe ; allons plutôt cuire le gigot… Car l’eucharistie sans résurrection, donc sans ressuscité, serait un Vendredi saint sans espérance de Pâques, des ténèbres sans aucune lumière, un sépulcre à jamais scellé.
Or comment Jésus met-il en pièces l’objection de ses adversaires Sadducéens ? Il rétorque haut et fort : il y a une résurrection parce que Dieu. Parce que Dieu est Dieu. Quand je dis Dieu, quand je pense Dieu, quand j’aime Dieu, l’objet de ma pensée, de ma parole, de mon action est le Dieu non pas des morts mais des vivants : il est le Vivant, il est celui qui donne la vie, celui qui aime la vie, celui qui veut pour nous sa propre vie. Si Dieu est autre que cela, alors il ne s’agit pas de lui ; il y a usurpation d’identité, et la contrefaçon s’appelle idolâtrie.
Il y a donc quelque chose d’extrêmement pervers, et même de diabolique, dans la manière dont ces Sadducéens utilisent une indéniable vérité, à savoir le caractère exclusif du lien conjugal, pour empêcher le triomphe de la vie. Ils vampirisent le dogme. Mieux vaudrait qu’ils fussent polygames fantasques et féconds que monogames logiques et mortifères. Quelle audace de dresser le mariage en argument contre la vie, alors qu’il est — comme tout sacrement, mais d’une manière particulièrement signifiante, pour la vie. Être mariés pour la vie, ce n’est pas purger une condamnation à perpétuité, c’est être dans un chemin de vie à deux qui ne font plus qu’un, et dans les aléas de la vie, pour marcher ensemble vers la vie et pour faire vivre son conjoint et tous ceux à qui il nous est donné de donner vie. Et cette fécondité est l’horizon de tous — ceux qui restent célibataires, par choix du Royaume ou par nécessité, n’ayant pas moins vocation que les autres, mais différemment, à donner vie. Voilà pourquoi, explique Jésus, au terme sans terme de la vie, plus n’est besoin de mariage. Là où la fin est atteinte, plus n’est besoin du moyen. Jésus ne dit pas que nous serons des anges, ni que l’amour humain est négligeable, mais il nous parle de notre avenir commun : la vie éternelle, d’amour de Dieu et d’amour en Dieu. Et cela donne sens à tout le reste et l’embellit : le mariage, l’eucharistie et les moindres actes d’une vie où tout prend sens par l’amour, où tout perd sens sans lui.
Sept frères auraient pu faire obstacle à la vie. Les 7 qui auraient renié leur conscience et manqué de foi en la résurrection. Les 7 qui, en épousant la femme de l’aîné pour qu’elle donne vie humaine, sont devenus un argument des Sadducéens contre la vie de Dieu. 7 frères ont aimé la vie jusqu’à en mourir, ont consenti à mourir pour vivre, ont préféré la meilleure vie. 7, c’est la plénitude. Les frères, ce sont ceux qui puisent à la vie d’un même Père. Nous sommes ces 7 frères et la plénitude de la fratrie des vivants porte le plus noble des noms de famille : c’est l’Église.
