Tout sera détruit ! Vraiment ?


Jésus, aujourd’hui Jésus, joue le rabat-joie, le prophète de malheur ; il nous annonce une catastrophe. Alors que certains admirent benoîtement la beauté du temple, « orné de belles pierres et d’offrandes votives », Jésus leur assène crûment, sans ménagement : « De tout ce que vous contemplez, des jours viendront où il ne restera pas pierre sur pierre ; tout sera détruit » (Lc 21, 5-6).
Bien sûr, me direz-vous, mais Jésus parle du temple de Jérusalem, celui où il allait prier, avec ses coreligionnaires, et qui a été détruit par les Romains, quarante ans plus tard, en 70. Tout cela est du passé, cela ne nous concerne plus.
En êtes-vous si sûrs ? Alors que nous pouvons encore nous attarder à contempler quelques belles pierres de notre Église contemporaine, quelques restes de sa splendeur passée, du temps où elle régentait les âmes et la société, — et de fait notre assemblée d’aujourd’hui présente encore de beaux restes, — Jésus n’est-il pas en train de nous dire : De tout ce que vous contemplez, des jours viendront où il ne restera pas pierre sur pierre ; tout sera détruit. Ouvrez donc les yeux, cessez de vous voiler la face. Regardez cette vieille dame ridée et moquée qu’est devenue l’Église. Ces assemblées exsangues, ces liturgies fatiguées, ces séminaires qui se vident à mesure qu’on les regroupe, cette avalanche de scandales, ce flot incessant de révélations sordides, ces ministres ordonnés qui, de haut en bas de la hiérarchie, ont trompé leur monde, cette doctrine devenue inaudible, ces règles morales ou institutionnelles qui heurtent le bon sens et frôlent l’hypocrisie. Oui, cet édifice délabré n’est-il pas près de s’écrouler ?
Eh bien, disons-le franchement, sans crainte de trahir Jésus : oui, tout cela sera détruit. Nous aurons beau jeu de nous étonner : « Quand donc cela aura-t-il lieu ? Que sera le signe que cela va arriver ? » Jésus de nous répondre : « Ne vous laissez pas abuser » (Lc 21, 7-8) ; ouvrez les yeux ; regardez, lucidement, sans trompe-l’œil ni cache-misère, l’état de votre Église. L’effondrement est en cours, et il n’est pas près de s’arrêter ; il ne s’arrêtera qu’à destruction complète. Toute lumière doit être faite, toute vérité doit être dite, « car il n’y a rien de caché qui ne doive être révélé, ni rien de secret qui ne doive être connu » (Lc 12, 2). De l’ancien temple, tout sera détruit !
Oh là là, tout cela est bien rude ! Est-ce là tout l’Évangile de ce jour ? Non, « n’allez pas vous effrayer » (Lc 21, 9) : l’Évangile reste et restera toujours une bonne nouvelle. Jésus ne parle pas pour nous accabler ; il parle pour nous réveiller, pour nous sortir d’un confort trompeur, pour nous encourager. Ce n’est pas l’ancien temple qu’il faut continuer de rafistoler malgré l’évidence. C’est le nouveau qu’il faut attendre, désirer, dans lequel il faut entrer ; activement, comme des pierres vivantes, taillées et polies par Dieu. De fait, un temple peut en cacher un autre.
À peine Jésus nous a-t-il averti de la destruction de l’ancien temple, qu’il nous révèle la construction d’un autre temple. Ce temple nouveau, il nous le décrit aujourd’hui à travers les tribulations que vont subir tous ceux qui ont entendu son appel, tous ceux qui se sont laissés attirer par lui et vers lui, pour être édifiés en lui en un édifice spirituel, le temple de son Corps. Lui-même, Jésus, va être mis à mort en son corps pour renaître à la vie nouvelle et éternelle : « Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai ; il parlait du temple de son corps » (Jn 2, 21). Et nous tous qui sommes unis à lui par la foi, nous tous qui formons son corps dans l’unité de la grâce qui jaillit sans cesse de son côté ouvert, nous subissons après lui tourments et tribulations : « On portera la main sur vous, on vous persécutera. […] On fera mourir plusieurs d’entre vous, et vous serez haïs de tous à cause de mon nom » (Lc 21, 12.16-17). Mais ce temple nouveau est indestructible. De même que Jésus « une fois ressuscité des morts ne meurt plus » (Rm 6, 9), de même les portes de l’enfer ne tiendront pas contre son corps qui est l’Église (Mt 16, 18).
Mais alors, si l’Église est indestructible, pourquoi Jésus joue-t-il à nous faire peur aujourd’hui ? Précisons les choses. Le temple de Jérusalem, lui, est détruit, définitivement détruit. Jamais plus il ne sera relevé. Pour le Temple nouveau, les choses sont plus complexes. En son sommet, en sa tête, c’est-à-dire dans le Christ, dans la Vierge Marie, dans la foule immense des anges et des saints du Ciel, l’Église est indéfectiblement glorieuse, « toute resplendissante, sans tâche ni ride ni rien de tel, mais sainte et immaculée » (Ep 5, 27). Mais en son corps terrestre, dans la communion de tous les fidèles du Christ que nous formons ici- bas, en chemin, s’opère en permanence la confrontation de l’ancien et du nouveau, du péché et de la grâce, de la laideur et de la beauté, de la mort et de la vie. En son être véritable, en sa substance profonde, l’Église est toute sainte, foyer de sainteté, toute irriguée de la vie de Dieu que le Christ nous communique par son Esprit. Mais en chacun de ses enfants, en chacun de nous, elle reste enveloppée de faiblesse, marquée par la misère du péché. Et ce péché ne se contente pas de nous gangréner individuellement. À travers chacun de nous, il gangrène le corps tout entier. De sorte que la persécution la plus redoutable n’est pas celle qui attaque de l’extérieur, mais celle qui attaque le Temple nouveau de l’intérieur, en le défigurant, jusqu’à lui donner cette apparence décrépie et croulante.
De sorte que tout à la fois l’Église ne cesse de grandir en Temple nouveau, de se renouveler, d’embellir, de rajeunir de la vie même de Dieu, et tout à la fois elle est blessée, enlaidie, défigurée par le péché et par la mort qui demeurent à l’œuvre en ses enfants. En elle, il y a donc de l’immortel et du périssable. Et le périssable, dans l’histoire, a pris la forme d’une figure extérieure de l’Église, d’un type de chrétienté qui, naguère, a pu sembler définitif et indépassable et qui, aujourd’hui, se révèle caduc, vermoulu, « vieilli, vétuste, et près de disparaître » (He 8, 13). Pourquoi ? Parce que cette figure de l’Église, qui n’est plus qu’un simulacre d’Église, s’est laissée dominer par les artifices de ce monde, par les modes, les idéologies, la compromission avec les puissances temporelles, le goût du pouvoir, l’hypocrisie pharisienne. N’est-ce pas ce qui arrive, qui va arriver à un certain visage de l’Église que nous voyons dépérir sous nos yeux ?
Mais la véritable Église n’est pas là. Le Temple nouveau, édifié sur le Christ, rassemble tous ceux qui, inlassablement, s’attachent au Christ par la foi en se laissant dépouiller du vieil homme. Non en prétendant construire l’Église par eux-mêmes ou la réformer à coup de slogans idéologiques, mais en se laissant guérir par le Christ, relever par lui, édifier par lui.
Alors, face à ce combat existentiel qui traverse l’Église depuis deux mille ans, mais dont nous prenons conscience plus que jamais qu’il se joue à l’intérieur même de l’Église, deux attitudes s’offrent à nous. Soit prétendre moderniser l’Église en l’alignant servilement sur les idéologies à la mode et, voyant que cela n’aboutit pas, céder au découragement, à la désillusion, et ainsi nous dérober, et nous replier dans un cocon individualiste dont le confort apparent ne dure pas plus qu’un rêve chimérique, surtout quand s’amoncellent à l’horizon « guerres et bouleversements, pestes et famines » (Mt 21, 9.11). Soit, nous attacher toujours plus viscéralement, par toutes les fibres de notre être au Christ sauveur, le suivre dans le chemin de la foi, et le suivre avec persévérance, envers et contre tout.
Tel est en effet l’enseignement que nous laisse finalement Jésus et que devons garder précieusement tel un mot d’ordre pour les chrétiens d’aujourd’hui : « C’est par votre persévérance que vous sauverez vos âmes » (Mt 21, 19). La persévérance du chrétien n’est pas une attente passive et naïve. C’est une ténacité active, intelligente, inventive.
Persévérance d’abord dans l’accueil de la Parole de Dieu, persévérance à nous laisser enseigner par Dieu. Combien de temps prenons-nous, chaque jour, pour nous brancher sur les réseaux de Dieu, au lieu de nous laisser intoxiquer par les pullulements d’erreurs et de fausses nouvelles qui envahissent notre monde ?
Persévérance, ensuite, à nous laisser nourrir par Dieu, au lieu de nous gaver de nourritures terrestres qui épuisent la nature et amollissent nos âmes. Combien de temps prenons-nous chaque jour pour prier, pour prier vraiment, personnellement, en cœur à cœur avec Dieu, pour le louer, pour le supplier, pour célébrer ses sacrements, en particulier l’eucharistie et la réconciliation ?
Persévérance, enfin, dans l’observance du commandement de Dieu, le commandement d’aimer son prochain comme soi-même, de venir en aide aux pauvres, d’accueillir l’étranger, de visiter les prisonniers, de prendre soin des malades et des personnes âgées. Combien de temps prenons -nous, chaque jour, pour sortir de l’égoïsme du vieil homme, pour entrer dans cette logique de l’abnégation, de don de soi, qui est la seule manière de marcher vraiment à la suite du Christ, de nous laisser renouveler par lui ?
Oui, frères et sœurs, l’Église est bel et bien « le temple du Dieu vivant » (2 Co 6, 16), indestructible mais toujours appelé à se réformer, à rajeunir. Nous sommes le temple du Dieu vivant, non pas une caste d’aristocrates enfermés dans la nostalgie et effrayés par l’écroulement de l’ancien monde, mais le peuple des pauvres du Seigneur, le peuple de ces pauvres que le Seigneur proclame bienheureux, pécheurs sans cesse pardonnés, brebis affamées et assoiffées que seuls nourrissent et désaltèrent le corps et le sang du Seigneur, témoins d’une bonne nouvelle qui nous relève en même temps qu’elle nous dépasse, guetteurs qui attendent inlassablement l’aurore du jour nouveau et la venue de l’Époux : ton Église t’attend, oui, « viens Seigneur Jésus ! » (Ap 22, 20).

