Homélie du 25 février 2024 - 2e Dimanche du Carême

Voir Jésus transfiguré, écouter le Verbe transfigurant

par

fr. Éric Pohlé

Soudain l’obscurité pour que le désir ne soit plus celui de voir mais celui d’écouter. Car dans l’obscurité, une voix perce et se fait entendre : « Ne porte pas la main sur le garçon ! Ne lui fais aucun mal ! » Abraham, sur la montagne, ne voit probablement plus très clair dans la bonté de Dieu. Sa foi le conduit : il monte sur les hauteurs, mais son cœur doit être bien pesant de devoir perdre en un moment ce fils, cet unique, qu’il a espéré pendant tant d’années. Et encore devait-il le perdre en étant si près de lui ! Le perdre par sa propre main ! Quel Dieu peut vouloir ainsi séparer des êtres si proches ? C’est une nuit profonde dans le cœur d’Abraham mais c’est une lumière plus éclairante qu’un soleil levant lorsqu’il entend du ciel la voix retenir sa main. La voix vient du ciel sauver la vie de l’enfant dont le sacrifice accepté n’avait déjà que trop duré : tout le temps du pèlerinage jusqu’au sommet de la montagne. Tant de pas avec ce poids dans l’âme d’un fils déjà perdu ! Or nous savons, frères et sœurs, que sur cette terre il y a parmi nous de ces pèlerins vers la cité sainte qui mènent leur route jusqu’au terme avec un pareil sacrifice porté, supporté dans leurs entrailles : n’oublions pas d’unir notre cœur aux leurs si durement chargés. Et avec eux, autant que nous pouvons, recueillons les paroles qui affirment et rappellent la vie surtout lorsqu’elle est demeure invisible et cachée. Alors en quelque sorte se réalise déjà cette expression étonnante qui se lit dans le livre de l’Apocalypse (Ap 1, 12) : une voix n’est pas seulement faite pour être entendue, elle est aussi faite pour être vue. La voix, on peut la voir comme une personne ou comme une lumière. Pour Abraham, cette parole de libération et de vie, n’est-il pas juste de la définir aussi comme une apparition. Dieu lui-même s’y fait voir comme si cette voix seule avait la force de retenir la main déjà levée du père. Abraham peut voir cette voix qui s’adresse à lui et lui manifeste en même temps la vie de son enfant et l’amour du Dieu vivant. C’est une même voix qui se manifeste aux yeux de Pierre, de Jacques et de Jean : « Survient une nuée qui les couvrit de son ombre, et de la nuée une voix se fait entendre : Celui-ci est mon Fils bien-aimé : écoutez-le ! » Comme sur la montagne du père et du fils, la voix qui se révèle sur la montagne du fils entouré de ses disciples, une voix venant d’ailleurs parle et montre celui qui est là, présent, sous les yeux : elle parle du petit fils Isaac, l’unique, et le libère ; elle parle du fils unique, Jésus, le bien-aimé. La voix nomme le fils, le couvre de sa tendresse, et l’ayant ainsi révélé, elle le donne ou le rend à ceux qui sont là et qui écoutent la voix, comme s’ils ne connaissaient pas ou risquaient de perdre celui qui est là, tout près d’eux. Isaac est rendu à Abraham, Jésus à ses disciples. Tous deux, des fils, sont révélés, grâce à la voix, plus chers et lumineux que jamais aux yeux de ceux qui pourtant les connaissaient déjà bien.

Voici Isaac, ton fils unique, ne porte pas la main sur lui, reçois-le comme un nouveau vivant, un survivant de l’épreuve du sacrifice accepté, et vis, avec lui, la vie retrouvée. Comment dire le bonheur du père qui retrouve un enfant qu’il pensait perdu ? Et nous croyons que nous sommes tous appelés à retrouver un jour, comme Abraham, ceux qui sont partis en avant de nous là où nous ne les voyons plus.
Voici Jésus, dit la voix, mon fils unique, mon fils bien-aimé, vivez avec lui et écoutez ce qu’il vous dit. Aussitôt, regardant tout autour, les amis ne voient plus que Jésus, seul avec eux. Voici la Parole de Dieu, le Verbe, seule avec eux et qui leur dit de ne raconter à personne ce qu’ils ont vu avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts.
L’évangéliste Marc, alors, insiste : « Ils restèrent fermement attachés, dit-il, à cette parole », ils la tiennent proche d’eux, en eux, ils la portent comme inscrite en leur cœur tout en se demandant ce que cela signifie « ressusciter d’entre les morts ». Ils ont vu un homme dont le visage et la beauté ont manifesté un éclat tout autre qu’humain : ils ont vu comme en transparence toute la lumière divine présente mais jusque-là cachée. Ils ont vu cette Lumière de vie transfigurer un corps identique aux leurs et qui, sans y penser mais ils le savaient, un jour, allait mourir. Ils ont fait l’expérience de la Vie véritable et lumineuse, non pas en dehors ou au-delà de leur humanité, comme une vision ou une extase, mais dans les limites mêmes de leur humanité : le divin immortel et lumineux garde les traits d’un visage !

Et lorsque la nuit viendra que cette humanité sera dans l’agonie, enchaînée, toute prête de mourir, et morte, peut-être pourront-ils, ces amis, s’éclairer en sentant briller en eux-mêmes en plus du souvenir de Dieu en leur âme — souvenir imprécis d’un Dieu invisible — peut-être dans la nuit, alors, en plus de cette vague mémoire de Dieu, ils pourront s’éclairer du souvenir de l’Homme-Dieu, Dieu visible et homme transfiguré.
Ce souvenir, alors, n’aura plus l’effet ni l’éclat qu’il avait sur la montagne. Ce ne sera qu’une faible lumière qui vacille, une veilleuse qu’on laisse survivre presque par pitié, parce que l’on se rappelle du prophète Isaïe et de son Serviteur, un Élu qui « proclamera le droit, ne criera pas, ne haussera pas le ton, […] ne brisera pas le roseau qui fléchit, n’éteindra pas la mèche qui faiblit » (Is 42, 1-3).
Et pourtant, tout fragile qu’il est, ce point lumineux, au cœur obscur de notre humanité, retire à la mort son ambition d’être le point final.

Avec Abraham, avec Pierre, Jacques et Jean, frères et sœurs, gravissons la montagne, car le Soleil se lève. C’est de là que nous verrons tout neufs ces premiers rayons. Gravissons la montagne, c’est-à-dire descendons, plongeons dans l’obscur intime de notre être là où la prière secrète nous attend chaque jour fidèle, elle peut s’être affaiblie beaucoup, on n’y croit plus, elle ne se sera jamais éteinte car elle est l’image de Dieu en chacun de nous. Parvenus là-haut, ouvrons grands les yeux pour écouter la voix qui parle d’un Fils, d’un Unique et qui demeure tout près de nous : voici là-haut ou en bas, au profond de ton cœur, Jésus, plus présent à nous-mêmes que nous sommes présents à ce que nous sommes, à ce que nous vivons, à ce que nous aimons. Voici au bruit des mots, ceux des saintes Écritures, au bruit de ces paroles toutes humaines, le Verbe éternel, le Soleil de nos cœurs qui se lève et illumine. Alors, n’oublions pas : lorsqu’après avoir gravi un sommet, on voit le Jour se lever, la lumière naissante a quelque chose de très intense et de dorée et toute la terre prend cette couleur d’aurore : la terre et ceux qui avancent sur cette terre sont comme transfigurés, marqués des lumières de l’aube. Ils deviennent beaux d’une beauté plus qu’humaine ceux qui laissent la Transfiguration éclairer leurs profondeurs : là Jésus les illumine comme il illumine le fidèle qui se confesse avec humilité et comme ici le Seigneur qui nous réunit nous illumine lors de l’Eucharistie où le Pain élevé se révèle et attire les cœurs à lui. Préparons-nous, frères et sœurs, à dire et répondre bientôt : élevons notre cœur, autrement dit faisons gravir à notre cœur la montagne des choses extérieures et humaines, élevons notre cœur : nous le tournons vers le Seigneur, nous le tournons vers l’Homme Jésus transfiguré et, parce qu’il est vrai Dieu, transfigurant chacune de nos existences lorsqu’elles se lèvent, comme le Fils prodigue, et se tournent vers lui.